Pur et chaste
Au début était le Chaos. De cette masse informe jaillit Gaïa, la Terre-Mère (ce qui, entre nous, prouve la supériorité depuis toujours de la féminitude sur l’homminitude).
Comme elle se sentait un peu seule, Gaïa se fit un fils: Ouranos, le ciel. En ces temps anciens, il était super beau et toujours bleu. Seulement voilà : même à deux, Gaïa continuait de s’ennuyer ferme. Alors, après s’être ointe d’ambroisie comme plus tard le ferait Héra pour séduire Zeus, elle s’approcha d’Ouranos en ondulant des hanches et elle lui dit : "Ouranou, oh mon Ouranou, ne vois-tu rien venir ?"
Ouranos ne voyait rien venir, car il était pur et chaste ; c’est comme ça qu’il se retrouva le père de ses frères, à savoir la bagatelle de dix-huit enfants, car Gaïa s’ennuyait vraiment beaucoup.
Quand il vit leur tronche, Ouranos éprouva un moment d’accablement bien compréhensible. Il faut dire que les six Titans et les six Titanides géants, les trois Cent-Bras avec leur cinquante têtes attachées à leur dos et les trois Cyclopes avec leur œil en plein milieu du front étaient particulièrement moches.
Il jura, mais un peu tard, qu’on ne l’y prendrait plus et décida d’expédier tout ce petit monde dans le Tartare, une charmante villégiature souterraine si profonde que si on y jetait une enclume, elle mettrait neuf jours pour atteindre le fond.
Gaïa se mit en pétard. Ah, Ouranos était bien un homme tiens ! Elle le revoyait encore, la langue pendant jusqu'à terre, les yeux hors des orbites, poussant des hurlements inarticulés en bondissant partout avant de lui sauter dessus (on peut être pur et chaste et vite comprendre ce qu'on attend de vous, surtout quand on est du sexe opposé). Et voilà qu'à présent il voulait mettre sa ribambelle à la poubelle sous le prétexte fallacieux qu'elle s'était un peu embrouillée dans l'assemblage ?
Elle tourna les talons en levant le menton d'un air digne et partit méditer un jour ou deux histoire de trouver l'inspiration sur la suite à donner aux événements. Et voici ce que sa divine méditation lui souffla: elle allait remettre à ses fils les Titans une serpe en silex, les sommant de faire à leur père le supplice qu'Abélard rendit célèbre.
Les chers petits en plus d’être moches étaient des couards : plutôt que de s’attirer les foudres du ciel (ahahah le jeu de mots !)(ben oui, quoi : Ouranos, le ciel) (oui, bon..), ils prirent leurs jambes à leur cou.
Seul le plus jeune des sept, Chronos, accepta d’accomplir le sale boulot : s’approchant une nuit d’Ouranos pendant son sommeil, il lui assena un coup de serpe bien placé et s’emparant des délicieuses petites choses sanguinolentes sans lesquelles il n’aurait pas pu faire ce qu’il était en train de faire, il les jeta dans la mer, où elles donnèrent naissance à Aphrodite, la Déesse de l’Amour.
Au passage, une pluie de sang tiède tomba en Gaïa qui surveillait les opérations, et elle se retrouva enceinte des trois Érinyes (*), les déesses de la vengeance.
Comme quoi, il y a une justice, même au pays des Dieux...
Naissance d'Aphrodite (Vénus pour les Romains)
Alexandre Cabanel - Musée d'Orsay
(*) Les Érynies grecques sont les Furies des Romains. En fait, la mythologie romaine étant un copié-collé de la mythologie grecque, pour la naissance des Furies il suffit de relire le texte en changeant tous les noms: Terra pour Gaïa, Uranus pour Ouranos, et Saturne pour Chronos..